mardi 2 juillet 2013

Éloge du sauna



Vous m’avez manqué. Depuis ma terre d’exil, sur les rives boueuses du Rhin, entouré de programmeurs gothiques, d’écolos à vélo et d’hirsutes dévoreurs de saucisses, j’ai plus d’une fois pensé à vous. Je me suis égaré dans la symétrie maniaque de Karlsruhe, son plan circulaire qui rayonne comme un immense cadran solaire, son château sans grâce qui tourne le dos à la ville,  sa cour constitutionnelle qui gouverne l’Europe, cachée dans les échafaudages… Le matin, quand le soleil se lève honteusement sur les bordels de Durlacher Tor, je saute dans une chemise usagée, j’attache compulsivement mon badge, j’engouffre deux bretzels devant l’université, et mon tramway jaune serpente paresseusement entre les colonnades classiques de Weinbrenner et les façades couleur gâteau framboise de Marktplatz.

Je suis fasciné par l’obélisque bordé de griffons aligné sur le mausolée du père fondateur de la ville, cette pyramide maçonnique de grès sombre. A moins que ce ne soit de l’égyptomanie ? Pas assez ésotérique en tout cas pour les punks - les derniers du monde - qui descendent des bières avachis sur son plan incliné. Ils ne troublent pas le repos de Karl – seine Ruhe. Au loin, derrière la cheminée en céramique des anciens thermes, on devine les premières collines verdoyantes de la Forêt Noire.

Le tram évite les cratères du métro en formation, traverse la Kriegstrasse (rue de la guerre), bien plus longue que la Friedenstrasse (rue de la paix), cahote vers le Sud-Ouest et ses tours soviétiformes bordées de pelouses grasses où batifolent des lapins en chaleur. Un skate park bon enfant et une piscine géante : je suis arrivé au bureau. A voir cette esplanade de béton brut, on se croirait en Ukraine mais en réalité c’est la région la plus riche d’Allemagne. L’immense logo bleu et blanc de mon employeur me regarde d’un œil amusé tandis que je me hâte là où se déploie mon temps de cerveau disponible : mein Büro. L’odeur du café flotte dans les étages, et la moquette amortit mon pas lourd. La journée commence. Comme j’ai de la chance d’avoir des collègues qui supportent ma logorrhée verbale, mon humeur bipolaire, mon humour édifiant, ma compétence aléatoire, et par-dessus tout, mes remarques éminemment inutiles !

(…) Ma journée ? Elle est déjà terminée. Déjà ? Oui, les Allemands n’ont pas ce culte de la présence qu
i conduit tant de couples parisiens à la rupture et au whisky d’appartement. Je vais pouvoir me consacrer à mon activité favorite, que j’ai presque poussée jusqu’à l’overdose : les bains.

Les bains ? Oui, les Allemands, ce peuple de nudistes, ont poussé le fanatisme thermal à des extrémités que nul ne peut se représenter. Ici, nous ne sommes pas réconfortés par le soleil maternant de la méditerranée, sa lumière dorée qui irradie tout, sa chaleur écrasante qui fait éclater les pierres… Nous sommes loin des ruines de Tipasa où Camus célébrait ces Noces de l’homme et de la Terre, entouré d’oliviers plongés dans l’azur profond.

Ici, c’est plutôt un divorce permanent : la terre est grasse, le ciel bas, le climat calamiteux. Les hivers plongent le plus robuste des buveurs de Pils dans une torpeur mélancolique. Le manque de lumière est sur le point de nous faire sombrer dans l’alcoolisme, il faut faire quelque chose.
Les Allemands ont trouvé la solution : le sauna.

Car je veux chanter ici le geste et l’esthétique du sauna, ses rituels codifiés comme une chorégraphie de la sudation, son utopie naturiste, sa réalité voyeuriste, et finalement, son résultat : un sentiment d’intense bien être suivi d’une mycose des pieds trois mois plus tard.
Le sauna ? Cette enceinte nordique sacrée où l’ouvrier et le juge, le chômeur et le rentier, le gros tatoué et la strip-teaseuse piercée fraternisent ensemble, unis dans la sueur, nus dans cet Eden chauffé à blanc, l’œil fixé sur les pierres brûlantes et le sablier salvateur !

Le sauna, ce délire de finnois, cette cabane de Carélie qui nous chante un étrange Kalevala !


Le sauna, c’est l’Aufguss. Prouesse physique, ce morceau de bravoure tient à la fois de la corrida et du
show de GO du Club Med. Aufguss signifie humidification. Un type en tongs et gilet fluo entre dans la pièce brûlante, avec un immense seau rempli d’eau parfumée. Il dégaine sa louche : c’est le signe qu’on va déguster. L’eau crépite sur les pierres chaudes, et ce cinglé agite une serviette qui tournoie furieusement, nous expédiant Ad Patres dans des volutes de vapeur à 100°. Ca s’évapore, la sueur perle sur la peau, le smicard à la serviette rit et hurle, il débite du babil badois, c’est l’enfer de Dante ! Deux fois, trois fois, c’est extrême, des ruisseaux s’écoulent de mon front sur ma serviette écarlate, tachant le nom des thermes brodé dessus : « Europabad ». Mon voisin me passe un bloc de glace. Il fond sur mon cou et le donne l’illusion de la fraicheur. Terrassés, assommés, nous sommes fascinés par la virtuosité de ce desperado, qui frôle la crise cardiaque pour brasser de la vapeur 5 fois par jour. Sortir maintenant du saune serait une trahison pour lui. Une révérence, des applaudissements : l’Aufguss est terminé. Il est lessivé, nous sommes cuits.


Une douche froide, un bain glacial, et je m’étends, frissonnant, sur mon transat mou. J’oublie le temps et les tracas du bureau. Etouffé par les vitres, me parvient au loin le chant de la voie rapide, et je me plonge dans la lecture du Nouveau Détective. Une salade grecque m’attend au bar.


Finalement, l’Allemagne, c’est pas si mal.








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